mercredi 6 août 2008

Jour 53: Passage à vide

148 km. Cum: 7788 km.


Castle Rock, WA - Départ à 7:30 après un déjeuner continental très ordinaire et un détour au bord de l'océan sur la belle promenade aménagée entre les propriétés et la grève. On se les gèle, surtout lorsque la route s'élève au niveau du banc de brume qui flotte depuis l'océan. La route pénètre dans les terres jusqu'à Astoria, mais la brume persiste. La route est particulièrement compliquée et tordue. Ce doit être une initiation pour ceux qui font leur première journée en direction de la Virginie sur la TransAm. Heureusement que j'ai le GPS pour me signaler les virages. Cependant, à quelques reprises, je dois sortir la carte, le bidule m'invitant à sauter en bas des viaducs.


Astoria, situé sur un cap à l'embouchure du fleuve Columbia, est encore dans la brume quand j'arrive. Ça n'aide pas à apprécier la ville. Les cyclistes qui entreprennent ici leur traversée vers l'Est sur la TransAm Trail trempent leur roue arrière dans le Pacifique comme pour signaler la ligne de départ. Ceux qui aboutissent ici après leur traversée vers l'Ouest y trempent leur roue avant. Dans mon cas, Astoria est au milieu du long virage en épingle qui me retourne vers l'Est. Pour singer le rituel, je devrais tremper mes deux roues en même temps, mais il fait trop frette pour enlever ses shoe-claques.


Autre curiosité: Au point de départ officiel de la TransAm en face du musée maritime, riverain du fleuve Columbia, les cyclistes qui partent font face à l'Ouest alors que leur quête se trouve à l'Est. J'ai ainsi terminé la TransAm, la face vers Bromont. En plus, le cycliste pas trop attentif trempe techniquement sa roue dans le fleuve et non dans le Pacifique. Je n'aurais pas fait ça comme ça, mais ça doit être mon petit côté obsessif.


Je fais la pause à un dépanneur et lisant mes courriels en mangeant mon muffin, on m'informe que j'ai malencontreusement envoyé l'image du passeport de ma douce dans l'album-photo. Le stylet du Palm a fourchu. J'ai toujours la copie de nos passeports en voyage et le dernier recours est cette image digitalisée qui côtoie les photos que j'envoie chaque soir. Suffit de cliquer de travers. À 21:00, heure de Bromont, c'était corrigé avec l'aide de Nancy, ma belle-sœur. Le vol d'identité est un réel danger, mais mon album-photo n'a pas la popularité de Cyberpresse et n'est pas ouvert aux engins de recherche. Je prends les mesures pour ne pas répéter l'erreur et si jamais j'envoie la photo de ma chérie, elle sera meilleure que sa photo de passeport.


D'Astoria, la route suit le fleuve vers l'Est, d'abord sur la rive sud sur la route 30. Circulation lourde, heureusement que l'accotement est généreux et en bonne état. De cette rive, le fleuve est invisible et la route est un dense couloir forestier ennuyant. Tout à coup, il fait chaud. Ça doit être mon petit côté obsessif, mais j'attends toujours d'atteindre un objectif intermédiaire avant de m'arrêter pour enlever un morceau de linge ou manger. Ça peut être 100m d'altitude ou un multiple de 10km. Bref, un chiffre rond. Ça fait que je souffre souvent inutilement pour 6 ou 7 km avant de prendre action. Je fais la même chose au bureau quand j'ai la vessie pleine. "Je fini ce courriel puis je vais aux toilettes". Invariablement, le téléphone sonne ou quelqu'un a le temps de se pointer à mon bureau et quand j'arrive à l'urinoir, la vessie est près de m'éclater. En vélo, je suis aux prises avec une tyrannie obsessive des chiffres ronds. Ces manies doivent avoir un lien.


C'est humain de vouloir des chiffres ronds. On se surprend d'entendre "Approximativement 57" ou "Attends moi 11 minutes à peu près". Comme Macaire me l'a appris dans mon jeune temps, la mathématique et la géométrie sont des abstractions humaines. Même au cœur de l'expression "chiffre rond", on retrouve le cercle, dont le rapport de la circonférence (une courbe parfaite fermée) et du diamètre (une droite finie) est Pi, un nombre irrationnel (division non-périodique). Autre exemple: Avec un triangle isocèle-rectangle mesurant 1 unité de côté, tout ce qu'il y a de plus rationnel, on obtient une hypoténuse de radical 2, là encore, un nombre irrationnel. Vous essayerez de mesurer radical 2 avec un gallon de menuisier. Pas facile. Ça démontre combien tout chiffre rond est juste une illusion. C'est par cette approche rationnelle que je pourrais m'affranchir de cette bénigne obsession, mais ces trucs sont ancrés très fortement. J'ai enlevé mon cuissard long au 60e km...


À Westport, je dois prendre un ferry pour traverser un bras du fleuve qui mène sur une île dans l'État de Washington. Le ferry part à la 15e minute de chaque heure; 15, un chiffre rond. Mal synchronisé avec l'horaire, j'attends environ 49 minutes pour flotter à peu près 17 minutes. Sur l'embarcation, je fais connaissance avec un résident de l'autre rive. Je décline l'offre d'aller chez lui pour un sandwich, j'ai déja perdu une quarante-neuvaine de minutes. L'île débouche sur un pont qui traverse le fleuve définitivement.


La rive nord du fleuve est toute en falaises. La route 4 toute aussi achalandée que la 30. Parfois au niveau du fleuve, souvent au dessus de la falaise, la route oscille en pentes variées et malcommodes qui n'ont pas de rythme. Je dois jouer du dérailleur et je fais parfois des gammes de deux octaves Shimano. Ça n'a rien d'une fugue de Mozart, ça ressemble davantage à un concerto pour piano de Rachmaninov joué avec des gants de boxe. Je trouve ces côtes inégales difficiles. Peut-être que les Prairies et les Rocheuses m'ont déjà fait oublier mon terrain de pratique, les Appalaches qui sont toujours comme ça. À part les falaises et le navire qui passe sur le fleuve, le paysage n'a pas d'attrait réel pour moi, surtout qu'à Longview, je délaisse le fleuve et m'engage dans une dernière grimpe de 200m qui redescend sur Castle Rock sur le bord d'une autoroute.


Le bord de l'océan spectaculaire fait place à une campagne anonyme qui me laisse de glace. Je tombe peut-être dans le piège que j'avais craint après Yellowstone. Je compare ce segment au lien Foster-Warden qui relie le tour du Lac Brome au Rang 8 de St-Joachim, un passage plutôt moche entre deux très beaux trajets. Il y a parfois de ces nécessaires passages à vide. Vent de vacuité.


46.2874, -122.8982

3 commentaires:

Anonyme a dit...

Salut Eric, j'avais un peu de retard dans mes lectures mais je tiens à te dire: Félicitations, tout un exploit!
Je trouve passionnant tout ce que tu écris...je me cherchais un bon livre pour cet été, c'est le meilleur que j'ai jamais lu. Lâche pas et merci de faire découvrir de si beaux endroits et d'éveiller ma curiosité.
France

Unknown a dit...

Salut Éric,

À lire le bout sur les maths, j'ai enfin compris les aptitudes incroyable de Macaire en menuiserie...

En passant, j'ai pris 3,141592653589793238462643383279502884197169399375105820974944592307816406286208998628034825342117067 minutes pour ce commentaire.

Vent d'a peu près.

Anonyme a dit...

Félicitation Eric pour cette aventure hors de l'ordinaire et merci de nous partager un peu de tes expériences de voyages. Tu le fais dans une prose vraiment agréable a lire. A ton retour tu devrais aller voir la piece Toc Toc avec Edgard Fruitier au Chapiteau de Bromont et tu auras la réponse a tes manies des chiffres "ronds"...rien de grave :-)
Lache pas ,on te suis a tous les jours
Pierre Dallaire